Corto Maltese ou l'histoire intersticielle
J’ai redécouvert Corto un soir d’été, dans ma retraite des montagnes corses. Pas d’écran, pas de 3G, et un paysage qui démultiplie l’appétit de l’esprit. Faute de pouvoir le nourrir par les réseaux habituels, il faut trouver un autre chemin. Trouver un autre chemin, sortir des réseaux habituels. C’est tout Corto Maltese. Témoin faussement nonchalant plutôt que héros, il traverse les grandes convulsions de l’histoire, jamais sur le devant de la scène, toujours dans les coulisses, par des venelles tortueuses, s’insinuant dans les interstices de la grande histoire.
En 1914 il n’est pas sur la Marne mais sur le théâtre de guerre oublié du Pacifique. En 1917 il est en Italie du Nord mais pas en pleine bataille à Caporetto, plutôt sur les arrières du front, à Venise, traquant l’ange à la fenêtre d’orient dans les canaux de la sérénissime, sous une lumière spectrale. Instantanément les faisceaux des projecteurs de DCA transpercent le ciel, le bruit des Albatros fait trembler les murs : les Autrichiens bombardent Venise. Cette vignette vertigineuse d’une nuit de guerre à Venise, à elle seule, m’a aspiré dans le monde de Corto : chaque vignette est une porte d’entrée donnant sur cette histoire intersticielle.
Pratt dévoile les inconnues de l’équation du XXème siècle : son héros, ce n’est pas tant un aventurier qu’un témoin, un révélateur. Il fait le coup de feu mais ce n’est pas sa fonction (ni son envie première, du reste), car Corto est surtout une illusion, un miroir : miroir de la beauté dangereuse des femmes, de la veulerie de ses compères aventuriers, des ambitions mégalomanes d’Enver Pacha, du délire guerrier du baron fou Ungern-Sternberg, de la folie bolchevique, ou de la vanité de la guerre de 14.
Chaque vignette est une passerelle potentielle entre histoire réelle et histoire onirique : l’été est propice aux rêveries, cette année saisissez un album de Corto et laissez le marin maltais vous guider de nouveau.
Frank Pistone
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